La proposition émise fin mai par le Ministre de l’Action et des Comptes publics dans le JDD a fait l’objet de nombreux articles de presse.
Christian Deboissieu, économiste et professeur à l’Université Paris 1, en propose une analyse éclairée, dont le titre résume assez bien la teneur : Actionnariat salarié : « une manière de contourner le débat sur l’augmentation des salaires ».
Le savant mélange entre participation, intéressement, actionnariat salariés et ISF (impôt sur la fortune), relevé par Les Échos, indique en effet les intentions sous-tendues par ces annonces, qui ne sont pas sans poser de nombreuses questions.
Entourloupe idéologique
Comme le rapporte Mieux vivre votre argent, le Ministre estime que « l’association capital-travail est une solution pour répondre à la lutte des classes sociales que l’on voit ressurgir ».
Cependant, la pratique montre que pour le moment, la France est encore très loin de la cogestion. Qu’il s’agisse de la participation, de l’intéressement ou de l’actionnariat salariés, les décisions qui impactent l’efficacité opérationnelle, et partant la valeur ajoutée à partager avec les personnels, reste très largement entre les mains des directions d’entreprise, notamment dans les grandes. Les leviers aux mains des salariés sont la plupart du temps très marginaux. Or, indexer davantage leurs revenus sur la réussite économique de l’entreprise, au détriment du salaire fixe et de ses augmentations, n’a de sens que si les salariés participent réellement à la gouvernance. Sinon, ils perdent sur les deux tableaux. Tant qu’on n’est pas dans une véritable cogestion, où les représentants du personnel pèsent autant que les représentants des actionnaires dans les Conseils d’administration, prétendre que les intérêts de classe sont effacés (position généralement soutenue par la pensée politique de droite) est une imposture intellectuelle.
Pour que des salariés puissent s’opposer valablement à une OPA, comme argumenté dans cet article, il faut qu’ils détiennent une part suffisante du capital. Mais en France, pourtant championne de l’actionnariat salariés selon la dernière enquête de la FEAS, les personnels (hors mandataires sociaux et « top executives ») détiennent en moyenne… 3,5% du capital de leur entreprise. Il reste donc du chemin à faire avant que les salariés aient, vraiment, voix au chapitre.
Absence de réduction des inégalités
Comme souligné par Christian de Boissieu précédemment cité, intéressement, participation et actionnariat salariés ne touchent au global que 40 à 45% des salariés en France.
Et ceux qui en bénéficient le mieux sont les plus haut salaires, qui ont les moyens d’épargner le versement des primes et de bénéficier ainsi des abondements de l’employeur, ou de participer aux offres d’actions réservées aux personnels, à des conditions certes avantageuses, mais bloquées pendant 5 ans dans un PEG.
Les salariés ne disposant que d’un salaire modeste ont besoin de cash, et d’une sécurité de revenus leur garantissant que toutes leurs dépenses contraintes, de plus en plus importantes, seront bien couvertes sans réduire leur « reste à vivre » à la portion congrue.
S’il y a bien un enseignement à tirer de la crise du covid-19, comme du mouvement des gilets jaunes, c’est que la réduction des inégalités doit être une priorité. Le développement de l’actionnariat salariés ne résout pas le problème.
Augmentation des risques pour les salariés
N’est-il pas particulièrement pervers de formuler de telles propositions au moment même où de nombreuses entreprises se retrouvent en difficulté sur les marchés financiers, ce qui pénalise les salariés actionnaires comme le souligne Boursorama ?
En effet, comme le rappelle cette tribune dans Les Échos, « L’actionnariat salarié est indéniablement vertueux, du moins tant que l’entreprise se porte bien. » Ce qui se produit d’autant plus facilement dans un contexte économique favorable. Mais au moment où l’on redoute une crise économique d’importance, c’est particulièrement hasardeux !
Développer l’actionnariat salariés oui… mais sans laisser croire que cela évacue la problématique des salaires !
Le Ministre souligne qu’une telle mesure « ne coûterait pas un euro aux finances publiques »… et on comprend bien que cela fait tout particulièrement ses affaires. Mais cela ne permettra pas de résoudre les vraies questions du moment.
Si pour notre part nous défendons le développement de l’actionnariat salariés, c’est d’abord pour améliorer la prise en compte de la parole des personnels dans la gouvernance des entreprises, et faire entendre leur appel à des stratégies, notamment financières, qui garantissent la pérennité de leur outil de travail (et donc de leurs emplois), comme la capacité de leur entreprise à investir dans son développement. Sûrement pas pour pallier l’absence de politique salariale décente, garantissant une juste rémunération du travail fourni et le maintien du pouvoir d’achat.